L’informatique chez Michel Houellebecq

Vingt-cinq ans après le publication de son premier roman chez Maurice Nadeau, on a presque oublié que l’écrivain préféré des français, pourtant ingénieur agronome de formation, fût dans une autre vie informaticien.

binnie
7 min readMar 7, 2019

Entré en littérature, celui qu’on surnomme affectueusement «le Baudelaire des supermarchés» n’a pas renié ses premières expériences professionnelles. Il a su, au contraire, mettre à profit les nombreuses années qui ont précédé sa vie d’artiste pour donner un réalisme déroutant à son œuvre, ou en construire les plus épiques sommets. Rétrospective à travers cinq des ouvrages majeurs du romancier, essayiste et poète.

Attention, spoilers.

Michel Houellebecq sur scène au festival La Route du Rock – été 1999

Dans l’enfer du Minitel et des SSII
L’antihéros d’Extension du domaine de la lutte se présente comme suit : «Analyste-programmeur dans une société de services en informatique, mon salaire net atteint 2,5 fois le SMIC». Il a pour mission de former des clients à Sycomore, un progiciel «écrit en Pascal, avec certaines routines en C++». Lucide quant à sa persona de travail, il se sait aux antipodes de son fringuant binôme d’affaires :

Tout son habillement évoque le personnage du cadre commercial hyper-dynamique, ne manquant pas d’humour. Quant à moi je suis vêtu d’une parka matelassée et d’un gros pull style « week-end aux Hébrides ». J’imagine que dans le jeu de rôles qui est en train de se mettre en place je représenterai l’« homme système », le technicien compétent mais un peu bourru, n’ayant pas le temps de s’occuper de son habillement, et foncièrement incapable de dialoguer avec l’utilisateur.

Et face aux utilisateurs justement, on le sent épris d’une certaine tendresse, à moins qu’il ne s’agisse de cynisme :

Ils n’ont pas l’air très méchants, ni très intéressés par l’informatique — et pourtant, me dis-je en moi-même, l’informatique va changer leurs vies.

(Je pencherais plutôt pour de la tendresse, étant donné que l’informatique a changé ma vie, et de bien des manières.)

Entre deux déplacements, ce salarié fataliste observe ses collègues s’essayer aux dernières innovations télématiques :

Les fameux degrés de liberté se résumaient, en ce qui le concerne, à choisir son dîner par Minitel (il était abonné à ce service, nouveau à l’époque, qui assurait une livraison de plats chauds à une heure extrêmement précise, et dans un délai relativement bref)

En terme d’early adopting, lui-même n’est pas en reste, puisqu’un célèbre catalogue de vente par correspondance l’invite à tester ses nouveaux services en avant-première :

Le courrier se limitait à un rappel de règlement pour une conversation téléphonique érotique (Natacha, le râle en direct) et à une longue lettre des Trois Suisses m’informant de la mise en place d’un service télématique de commandes simplifiées, le Chouchoutel. En ma qualité de client privilégié, je pouvais d’ores et déjà en bénéficier ; toute l’équipe informatique (photos en médaillon) avait travaillé d’arrache-pied pour que le service soit opérationnel pour Noël ; dès maintenant la directrice commerciale des Trois Suisses était donc heureuse de pouvoir m’adresser un code Chouchou.

Fouiller dans les affaires des autres
Florent-Claude Labrouste, le sinistre protagoniste de Sérotonine, a un rapport à l’informatique simple, pratique, et sans complexe. Il faut dire que sa petite amie japonaise ne s’encombre pas de précautions pour échanger des vidéos pornographiques, dans lesquelles elle ne fait pas que de la figuration :

fouiller dans l’ordinateur de sa compagne ça n’a rien de très honorable, c’est une curieuse chose le besoin de savoir, enfin le mot de besoin est peut-être un peu fort, disons qu’il n’y avait que des matchs décevants ce soir-là. En triant ses mails par taille, j’isolai facilement la dizaine qui comportaient des vidéos attachées.

C’est un peu la même mésaventure qui arrive à ce pédophile allemand en villégiature en Normandie, que Labrouste croise par hasard sur la propriété d’un ami. Le criminel stocke nombre de vidéos fort compromettantes sur son ordinateur, et cependant, y accéder ne sera encore pas un problème pour le narrateur :

par contre il n’y avait pas de mot de passe et là c’était carrément stupéfiant, tout le monde a un mot de passe maintenant, même les enfants de six ans ont un mot de passe sur leur tablette, c’était quoi au juste ce type

Eh oui, c’était carrément stupéfiant. Un pédophile distrait, donc… Il faut croire que de temps à autres, même l’auteur des Particules opte pour la facilité.

Startup engineering
À mi-récit de Plateforme, Michel, qui travaille au ministère de la culture, part en voyage avec sa nouvelle compagne et le n+1 de cette dernière, tous deux cadres supérieurs d’un grand groupe hôtelier. Il a été décidé qu’ils se rendraient à Cuba pour visiter l’un des clubs de vacances qui, depuis un récent rachat, tombe sous leur responsabilité. Le but, sur place, sera d’observer ; lister les points faibles de l’expérience, afin de la rendre plus compétitive. Mais cet objectif sera toutefois largement dépassé grâce à une soirée arrosée au cours de laquelle Michel a une révélation poculative : les occidentaux souffrent de vivre dans une société de plus en plus individualiste et désexualisée, tandis que les habitants des pays pauvres acceptent volontiers d’offrir leur jeunesse et leurs corps pour s’éviter des emplois pénibles et extrêmement mal rémunérés. Ne manque que la technologie, soit une plateforme (en l’an 2000, Houellebecq employait déjà le vocabulaire de l’actuelle Silicon Valley) capable de mettre en relations «clients» et «fournisseurs». À peine rentrés à Paris, les trois jeunes actifs travaillent d’arrache-pied sur la base de cette idée disruptive :

Dans un état d’excitation un peu irréelle, nous établissions une plateforme programmatique pour le partage du monde. Les suggestions que j’allais faire auraient peut-être pour conséquence l’investissement de millions de francs, ou l’emploi de centaines de personnes ; pour moi c’était nouveau, et assez vertigineux.

La production d’art numérique
Dans la La carte et le territoire, le premier travail d’envergure de l’artiste Jed Martin, à savoir la constitution d’une ambitieuse archive photographique d’objets manufacturés, l’occupe pour toute la durée de ses études :

Le lendemain du jour ou il obtint son diplôme, il se rendit compte qu’il allait maintenant être assez seul. Son travail des six dernières années avait abouti à un peu plus de onze mille photos. Stockées en format TIFF, avec une copie JPEG de plus basse résolution, elles tenaient aisément sur un disque dur de 640 Go, de marque Western Digital, qui pesait un peu plus de 200 grammes.

Rapidement embourgeoisé suite à l’exposition de ses photos de carte routières, Martin devient propriétaire terrien sur la commune de Châtelus-le-Marcheix. Là-bas, il modifie à la fois la carte et le territoire en faisant percer une seconde route d’accès à sa propriété, plus pratique pour emprunter la voie rapide qui dessert son petit village agricole et forestier. Il passera le reste de sa vie à travailler à des œuvres qui témoignent de son obsession pour l’envahissement de la civilisation par la végétation (fantasme qu’il partage avec son créateur), et choisira, pour ce faire, la vidéo :

Après plusieurs journées de recherche, il finit cependant par découvrir un freeware de surimpression simple. Il prit contact avec l’auteur, et il lui demanda s’il acceptait, moyennant rémunération, de développer pour lui une version plus complète de son logiciel. Ils se mirent d’accord sur les conditions, et quelques mois plus tard Jed Martin avait à son usage exclusif un outil assez extraordinaire, qui n’avait aucun équivalent sur le marché. Basé sur un principe assez similaire à celui des claques Photoshop, il permettait de superposer jusqu’à quatre-vingt-seize bandes vidéo, en réglant pour chacune la luminosité, la saturation et le contraste ; en les faisant aussi progressivement passer au premier plan, ou s’effacer dans la profondeur de l’image. C’est ce logiciel qui lui permet d’obtenir ces longs plans hypnotiques où les objets industriels semblent se noyer, progressivement submergés par la prolifération des couches végétales.

Les piliers de la création de Michel Djerzinski
Le plus bel hommage de Houellebecq à la science informatique se trouve dans les derniers chapitres du livre qui pourrait bien être son chef-d’œuvre absolu : les Particules élémentaires. Endeuillé par la disparition tragique de la seule femme qu’il ait un tant soit peu aimée, et désœuvré après un congé dont il était pourtant à l’initiative, le biologiste Michel Djerzinski reprend contact avec son chef pour demander sa mutation : il souhaite enfin se consacrer au projet qui l’obsède, en négligé, depuis l’enfance. Djerzinski choisit un laboratoire irlandais équipé de deux supercalculateurs Cray, qu’il estime critiques à ses recherches de pointe en biologie moléculaire :

Il faudrait que je sois nommé au Centre de recherches génétiques de Galway, en Irlande. J’ai besoin de pouvoir mettre sur pied rapidement des montages expérimentaux simples, dans des conditions de température et de pression suffisamment précises, avec une bonne gamme de marqueurs radioactifs. Surtout, j’ai besoin d’une grosse puissance de calcul — il me semble me souvenir qu’ils ont deux Cray en parallèle.

Convaincu d’être au seuil de sa grande découverte, et enivré par l’urgence et l’avidité de connaissance qu’on observe chez les grands artistes et savants au sommet de leur démon, Djerzinski se formera à la programmation «close to the metal» pour atteindre, dans son travail, une autonomie totale :

Il avait acquis quelques rudiments d’assembleur Cray, ce qui lui évitait souvent d’avoir recours aux programmeurs

C’est sans conteste la puissance combinée de ces deux cylindres noirs capables de traiter 1.9 milliards d’opérations en virgule flottante par seconde qui lui permettront de produire tous les calculs nécessaires à ses recherches en seulement quelques années, et d’offrir, au bout du compte, l’immortalité physique à l’humanité.

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binnie

Programmeur, data analyst, et apprentie romancière. Abonnez-vous à Épique, ma newsletter : epique.fyi