Contre l’écriture inclusive
Je suis une femme, je suis féministe, et je suis fermement opposée à l’écriture inclusive.
Pourtant, je ne condamne pas son utilisation. À vrai dire tant que je n’ai pas besoin de l’utiliser ou de la lire, et qu’elle se tient en dehors de ma vie intellectuelle, citoyenne et administrative, je considère que l’écriture inclusive n’entraîne pas plus de gène que les fautes d’orthographe et de grammaire.
Chacun est libre d’écrire comme il le souhaite.
Chacun est libre d’écrire comme il le souhaite : c’est important pour la suite.
Il est aujourd’hui difficile, notamment sur les réseaux sociaux, mais aussi lorsqu’on lit certains journaux, d’ignorer la présence de l’écriture inclusive, notamment sous sa forme pointée ; selon moi la plus déroutante.
Chaque semaine, au détour d’un tweet ou d’un article de presse, mes yeux s’arrêtent sur un chapelet de points médians, qui rompt ma lecture et détruit ma concentration.
Certains balaient cet argument de façon péremptoire, parce qu’il impossible de le contrer rationnellement : la présence de ce caractère entrave bel et bien ma lecture. Les mots sont avant tout des formes, que je connais depuis trente ans.
Comme je l’écrivais plus haut, tant que ces incidents restent marginaux, je ne les considère pas inquiétants. Parfois, ils m’amusent. Et puis, ils donnent une indication sur l’auteur du texte. Pourquoi pas.
En revanche, et puisqu’on nous incite à l’emploi : il est hors de question que j’altère mon langage, que je le corrompe et peine à l’utiliser au nom de je ne sais quelle mystique portée par une poignée de militants qui ont décidé de façon arbitraire qu’un jeu confus d’«attentions» syntaxiques était plus «inclusif» que ma façon d’écrire.
En informatique, on modifie un système ou un langage a des fins d’amélioration. Il s’agit de le rendre plus efficace, plus performant, plus fonctionnel. Or, l’écriture inclusive n’a rien d’une amélioration du français.
L’écriture inclusive peut aussi se pratiquer très simplement en jouant la «double flexion». Késako ? Il suffit de mentionner explicitement et systématiquement les électrices et les électeurs, les académiciennes et les académiciens. Le cas échéant, on peut encore se rabattre sur des mots dits épicènes, plus neutres, comme «les responsables». Voilà, juste ça. [2]
«Juste ça.»
L’arrogance tranquille. Quand on refuse, pour des raisons évidentes, d’utiliser le point médian, on nous enjoint à systématiser les redondances, sinon se «rabattre» (le verbe est bien choisi) sur des épicènes inadaptés, imprécis, ou qui n’ont pas eu notre préférence au seul prétexte qu’ils sont «neutres». D’ailleurs, on nous assure que ça n’est pas grand chose. Que les conservateurs que nous sommes s’offusquent d’un rien, là où on s’arroge le droit de décider pour eux de ce qui compte. Qu’ils sont assez ennuyeux, en fait, voire complètement réacs avec leurs exigences de style, de sens, et de pleine maîtrise.
Je crois que les auteurs de ces maigres plaidoiries de défense en faveur de l’écriture inclusive ne réalisent pas d’où vient la réaction, en face ; de quelles profondeurs, ni quelle est sa puissance.
Écrire, c’est la plus grande des libertés, et ça ne devrait jamais ressembler à un compromis avec l’altérité.
J’ai soupiré d’aise quand l’Académie Française a dénoncé la chose.
Que voulez-vous, je tiens plus en estime les écrivains que les architectes de ce projet, propriétaires d’une agence de communication spécialisée en «influence», et dont le modèle d’affaires intègre la commercialisation d’ateliers tenus dans les locaux d’organisations et d’entreprises privées (ça me rappelle une autre industrie de «conseil» qui a toute mon admiration.)
J’ai ressenti le même soulagement quand l’écriture inclusive a été bannie des textes officiels. Des textes que je ne suis pas censée ignorer — la Loi ; ce qui implique de les connaître même si en réalité, c’est plutôt à mon avocate de les lire (je ne voudrais pas que sa tâche se trouve alourdie ; j’ai pour cette femme beaucoup de bienveillance et de respect.)
Si l’écriture inclusive jouit d’un relatif succès dans un petit milieu restreint et largement sinistré, je suis persuadée qu’elle ne scalera jamais, pour emprunter un terme à l’ingénierie. C’est à dire qu’elle ne sera pas adoptée par suffisamment de monde pour devenir une norme.
Ce n’est pas l’organisation de «hackathons» (ou du crowdsourcing déguisé en petits déjeuners) qui changera la donne, même si cramer son week-end pour mapper le clavier de son Mac de façon à obtenir un confortable raccourci «point milieu» donnera à certains l’impression d’appartenir à une sorte d’élite révolutionnaire de l’informatique.
Je ne crains qu’une seule chose, en réalité : que l’écriture inclusive trouve son chemin à l’école. Que ces «règles» syntaxiques soient un jour enseignées aux enfants me donne à frissonner.
Par chance, depuis que j’ai publié la première version de ce texte en janvier 2018, le gouvernement à sévi et proscrit, via une circulaire, l’écriture inclusive à l’école.
Un système corrompu sur le plan logique, pourvoyeur d’incohérences sémantiques
L’écriture inclusive est censée désinvisibiliser les femmes, mettre leur travail en avant. Soit. L’exemple de l’écrivain Colette a été souvent utilisé pour montrer que ça ne fonctionnait pas comme il se doit, et à ma connaissance, il n’a jamais été contré. Illustrons-le dès à présent avec de vieux diagrammes de Venn. Si vous n’aimez pas la logique, il est encore temps de stopper ici votre lecture ; pour reprendre un vocable à la mode, je suis une «rationnelle».
«Colette est la plus grande écrivain de son temps.»
Cette forme ne laisse aucun doute sur ce que l’on souhaite exprimer : Colette est la plus grande écrivain de son temps ; elle est la meilleure écrivain, tous sexes/genres confondus ; soit le meilleur élément de A ∪ B (pour ceux qui ne connaissent pas cette notation : A ∪ B est l’union des ensembles A et B, ci-dessous représenté en rose foncé.) On soulignera que dans cette phrase soit disant «non inclusive», Colette est pourtant caractérisée femme par deux fois ; l’épithète «grande», et la mention du nom de plume «Colette», qui est un prénom féminin, établissent cette propriété-là.
«Colette est la plus grande écrivaine de son temps.»
Cette forme inclusive nous jette en plein flou sémantique. Que souhaite-t-on exprimer ici ?
Il est possible d’interpréter cette phrase de deux façons :
1. Colette est la plus grande écrivaine de son temps parmi les femmes ; elle est le meilleur élément de l’ensemble B.
2. Colette est la plus grande écrivaine de son temps parmi les femmes, les hommes, et toute personne écrivante ; elle est le meilleur élément de A ∪ B.
À la lecture de cette forme, on ne peut savoir si l’ensemble que domine Colette est B (les femmes), ou A ∪ B (tout le monde). Cette information ne peut être déduite d’aucune façon ; elle n’est pas inscrite dans la syntaxe employée.
Un problème se pose alors, dès qu’on impose la féminisation de la profession : comment décrire le meilleur élément de l’ensemble A ∪ B lorsque cet élément est féminin ?
C’est là une chose impossible à réaliser, à ce niveau de concision (sujet, verbe, complément d’objet). Pour y parvenir, il faudra préciser à quel ensemble on fait référence lorsqu’on parle de la domination de Colette :
«Colette est la plus grande écrivaine de son temps parmi les hommes et les femmes»
«Colette est la plus grande écrivaine de son temps, tous sexes confondus»
C’est, pour le moins, inélégant. Outre un emploi approprié, choisi et recherché, je n’aime pas les répétitions et les redondances. En plus, selon les défenseurs de l’écriture inclusive, on est plus censé écrire “sexes” mais “genres” :
«Colette est la plus grande écrivaine de son temps, tous genres confondus»
Hum. De quoi parle-t-on ? De romans d’amour, d’épouvante, ou du genre de leurs auteurs ? Horreur absolue.
Autre exemple, du côté des sciences :
Barbara Liskov est la plus grande programmeuse de sa génération.
Même problème. (Non que ce soit joli, d’ailleurs.)
Barbara Liskov est le plus grand programmeur de sa génération
C’est bien mieux. La suprématie s’exprime tout de suite et l’on visualise le Turing Award qu’elle a reçu. On pourrait demander à l’intéressée quelle est sa formulation préférée, mais je crois qu’elle n’est pas concernée puisque ses différentes activités, «computer scientist», «programmer», ne sont pas genrées, en anglais.
On m’a fait remarquer qu’il était questionnable d’évoquer la domination d’une femme sur un ensemble exclusivement féminin, et que seule l’expression de la domination intersexuelle était fondée. Ainsi, il serait sexiste d’exprimer que Colette est la meilleure écrivain de son temps seulement parmi les femmes.
Je trouve cela très faux !
Cela revient à dire qu’il faudrait ne jamais comparer les femmes seulement entre elles. Or il convient de pouvoir segmenter les données par sexe, et l’on doit pouvoir exprimer un classement intrasexuel.
Le sexe sera considéré comme une dimension (au sens statistique du terme) et l’excellence artistique comme une métrique. Une telle organisation de l’information s’avère nécessaire lorsqu’on souhaite par exemple dresser la liste des nominés à un prix de littérature féminine (naturellement l’existence de ce type de prix reste discutable, mais c’est un autre débat.)
L’expression d’un classement intrasexuel est d’autant plus légitime quand sont évaluées les performances des individus dans d’autres domaines, tels que le sport ou l’expression corporelle. Meilleure patineuse artistique, meilleure comédienne. Toutes les statuettes et médailles.
Voyons aussi cette remarque, tirée du «Manuel d’écriture inclusive» :
Les noms de métiers au féminin « dérangent », car ils traduisent le fait que des terrains initialement conçus comme propres aux hommes sont progressivement investis par des femmes. [3]
Un «terrain initialement conçu comme propre aux hommes» ; voilà une drôle de façon de décrire l’informatique, cette jeune science fondée il y a un siècle et demi par une femme et un homme pour accomplir une vision : celle du traitement automatique de l’information par une machine.
Ce qui dérange, dans la féminisation systématique des professions, ne serait-ce pas plutôt que la pratique soit faillible, peut-être parce qu’elle est mal fichue, parfois incohérente et souvent poussive ?
C’est sans compter que dans mon esprit, le terme «programmeur» (qui est proche de sa version anglaise «programmer», que j’utilise également), a été associé, au fil des années, à tout un imaginaire, et bien des représentations, tandis que le terme «programmeuse» à été associé, lui, au néant.
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La création de termes non représentatifs, déconnectés d’une symbolique
J’aimerais, pourquoi pas, avoir envie d’utiliser le terme «autrice». Il se trouve que j’aime la richesse du français, l’abondance de synonymies, et au delà du problème de classement présenté plus avant avec l’exemple de Colette, il me parait juste, et logique, de disposer au dictionnaire du terme «autrice», puisqu’y figure le terme «directrice».
Je concède cette injustice au camp adverse : les «actrices» et les «consommatrices» sont partout tandis que les «autrices» ont disparu. Quand un corpus manque de cohérence, a été amputé, il faut le reconnaître.
Enfin, en 2021, ceux qui le souhaitent peuvent de nouveau utiliser «autrice» sans se voir risquer d’entendre qu’ils ne parlent pas français. Chloé Delaume ironisait d’ailleurs à ce sujet, risquant qu’on avait désormais le droit, puisqu’en 2019, l’Académie est revenue sur cet interdit.
Un problème demeure, toutefois.
Dans mon esprit, le terme «autrice» exclut les femmes de la famille des auteurs tels que je les imagine, et me les suis représentés depuis des dizaines d’années. Ces décennies se transforment d’ailleurs en siècles si l’on se réfère à un imaginaire commun, nécessairement convoqué lorsqu’on s’adresse à des lecteurs, ou lors d’un échange verbal avec un tiers. L’autrice ne s’assoit pas sur le fauteuil de Proust face à la promenade de Cabourg, encore moins à Médan derrière le bureau de Zola, et pas même à la table de la cuisine de Darrieussecq. C’est un femme œuvrant à quelque activité d’écriture sans Histoire. Elle n’a pas d’expérience, d’antécédents ; elle émerge dans le champ lexical sans venir de nulle part. Perruquée et coincée à l’époque où elle fut fauchée, attelée à écrire pour le théâtre quelque farce vulgaire : c’est ainsi que je la perçois.
Par une étrange diglossie, «autrice» sonne, dans mon esprit, comme un terme dont le sens se trouverait à mi-chemin entre l’auteur et l’auditrice (une hôte de podcast ? une demoiselle du téléphone ?) quand son rôle de nom commun est de faire surgir l’artiste, l’essayiste, l’épistolière ou la journaliste.
Bien entendu, il ne s’agit ici que de mon ressenti, et qui ne peut-être partagé par tout le monde. À moins que ?
Christine Angot, qui s’énervait il y a quelques années face à Sandrine Rousseau, partage exactement le même (voir à 15'50'’.)
Il faut que auteur ait un E, il ne faut pas dire écrivain il faut dire écrivaine ; mois je suis écrivain ! Je ne suis pas écrivaine ! Pourquoi ? Je vais vous dire pourquoi. Parce que quand je dis que je suis écrivain, voyez dans la tête des gens il y a quoi ? Il y a quelqu’un en train d’écrire. Et quand je dis je suis écrivaine, on dit “ah ben tiens elle dit écrivaine”
Je suis convaincue qu’une souche humaine vierge exposée en proportion inégale aux trois vocables «auteur» (75% des emplois), «auteure» (15%), et «autrice» (10%) créera d’elle-même une hiérarchie, un malentendu, une péjoration du style :
- auteur/auteure → une norme qui appelle une image
- autrice → une étrangeté qui dévoie la pensée
C’est l’effet de bord inévitable de cette dualité dont le déséquilibre est peut-être irrattrapable.
Il serait trop tard pour le terme «autrice,» parce que le terme «auteur» aurait pris toute la place dans le français, et avec lui les images et les pensées.
Aparté au sujet d’«auteure», avec un ‘e’ : il est aisé de constater que ce nom féminin profite d’une plus grande popularité que son synonyme davantage controversé, [otris]. Assurément, le ‘e’ concaténé à la forme masculine reste une concession minime, avec très peu d’impact sur la cognition pendant l’écoute ou la lecture, à la manière du changement d’article («une» plutôt que «un») devant «auteur».
Cette meilleure acceptation du terme «auteure» vient souligner l’importance des associations pré-existantes entre les mots, leur forme, les sons qu’ils produisent et la pensée ; des associations malmenées par certaines formes d’écriture inclusive comme la féminisation systématique des noms ou les accords distribués autour de points médians.
De l’incompatibilité avec la littérature
Si l’écriture inclusive facilite la rédaction d’offres d’emploi à l’équipe (on peut au moins lui concéder ça), son usage semble hautement inapproprié en poésie et au théâtre. Certains tenteront de m’arrêter.
Mais ! On est pas censé·e·s l’utiliser dans ces cas-là !!!
Et pourquoi pas, dès lors qu’on souhaite «faire évoluer la société» en modifiant la façon d’écrire ? La littérature ne fait-elle pas société ? La littérature est première à faire société. Sa puissance l’emporte sur les tracts de propagande et le travail de presse. Il n’est jamais que les livres qui restent ! Et si l’on exclut la littérature de cette croisade, à quels territoires arrêter la conquête ?
Les «architectes» de l’écriture inclusive n’ont même pas songé à définir des frontières. Et pour cause. L’utilisation du point médian chez le romancier se passe de commentaire. Ce n’est qu’avec épouvante que l’on peut imaginer les classiques français infectés par cette infâme rondelle tous les deux-cent caractères.
Mais bon, après tout pourquoi pas ?
Allons faire un tour du côté de Combray.
Une fois pourtant — où notre promenade s’étant prolongée fort au delà de sa durée habituelle, nous avions été bien heureux·ses de rencontrer à mi-chemin du retour, comme l’après-midi finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture à bride abattue, nous avait reconnu·e·s et fait monter avec lui — j’eus une impression de ce genre et ne l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir.
Quel plaisir coupable.
Je découvre que ce travail d’édition est véritablement agréable.
Aussi lénifiant que de percer du papier bulle.
Mais revenons sur le passage en question.
On avait fini par comprendre que la mère du narrateur a pour habitude de l’accompagner en promenade. Fallait-il qu’elle apparaisse de façon typographique ? Qu’elle écartèle le masculin neutre ? N’est-elle pas déjà omniprésente ? Je ne parlerai pas, non plus, de l’étrange emphase produite par l’intercalation du point médian dans l’adjectif «heureux», qui a déjà tendance à devenir niais dès qu’on l’abuse un peu.
Enfin, je ne tiens pas à être cette personne de mauvaise foi, qui se contente d’attaquer le point médian quand une forme d’écriture inclusive plus «littéraire» (pour reprendre les termes inadéquats d’un journaliste) a été gracieusement mise à notre disposition. Il s’agit de la «double flexion», ou encore, comme la présentent ses défenseurs…
L’écriture inclusive que pratiquait déjà le général de Gaulle !!!
Voilà un argument qui de quoi placer les conservateurs que nous sommes en face de leurs contradictions.
Ce procédé consiste à «doubler fléchir» (?) un adjectif, ou un nom. Il convient d’écrire «les développeurs et les développeuses» sont «heureux et heureuses» plutôt que d’employer le masculin neutre. J’en conviens : en terme de sadomasochisme, on se situe entre la contrainte d’exercice de style oulipienne et la clef de bras.
Qui souhaite se répéter ainsi dès qu’il s’agit de mentionner une activité, une condition ou un métier ? Et qu’advient-il des activités dont on sait qu’elles sont, ou ont été uniquement masculines, ou féminines ?
Une simple énumération peut se transformer en calvaire : «les écaillers et les écaillères, les boulangers et les boulangères, les pâtissiers et les pâtissières…» ; sans parler des homonymies malheureuses lorsqu’on cherche à distinguer, toujours à l’inclusif, une pluralité de femmes plombiers de cette recette balzacienne de crème glacée aux fruits confits que j’aimais tant, enfant. Le dessert, pas bégueule, prend un ‘s’ au singulier (invariabilité qu’il doit à sa ville d’origine) ; voilà qui devrait suffire à ne pas le confondre avec le métier.
Des pompières dégustaient leur plombières avant que n’arrivent les plombières, précédées de chevalières baguées de rutilants solitaires.
De là à dire que la féminisation des professions vient les cannibaliser…
Des termes «inclusifs» difficiles à lire… aussi à voix haute
Dès qu’il est question de prononciation, les défenseurs de l’écriture inclusive se choisissent toujours des exemples confortables... On connait tous l’exemple de «cheffe», a priori assez simple à prononcer—jusqu’au moment où l’on essaie, avec cette impression saugrenue de compter les rimes formant un octosyllabe alors qu’on était simplement en train de parler... Dans le même genre, en plus audacieux, il y a le pronom «celleux», qui se prononce cé-leu, et aurait de quoi passer pour un pronom classique prononcé avec le fort accent d’une région disparue.
Pourtant tout n’est pas si simple.
Il arrive que les emboitements ne se fassent pas ; il n’est pas toujours possible de concaténer un ‘e’. Alors, puisqu’on s’estime créatif, un ‘u’ ou un ‘o’, voire un ‘æ’ apparaît, arbitraire et péremptoire, en rupture totale avec notre langue, ses racines. On défigure un canevas impeccable aux ciseaux à pizza.
Et comment s’y prendre, lors d’une conférence, avec l’énonciation du terme «la·le programmeu·r·se» (encore elleux), qu’on aurait plombé sur son keynote de trois points médians ?
Il me semble que personne n’a jamais expliqué cela. Je me demande bien pourquoi.
Quand il s’agit de nous aider à être «inclusifs», on nous explique volontiers comment faire un point médian avec son clavier, cependant demeure cette omerta sur les choses plus glissantes ou compliquées.
Les pro-écriture inclusive partent-ils du principe qu’ils sont lus avant tout par des personnes incapables de googler un caractère spécial et ne s’exprimant jamais à l’oral ?
Le point médian se copie aisément depuis le cartouche de sa page Wikipedia, et en tant que programmeur, je n’ai pas exactement besoin qu’une journaliste de Libération m’explique comment utiliser mon clavier.
Le «manuel d’écriture inclusive» —livre de référence, j’imagine— n’aborde pas davantage les problèmes de prononciation. On y trouve d’ailleurs pas d’occurence des verbes «prononcer», «dire», «lire» ou «parler». L’écriture inclusive a-t-elle été forgée pour demeurer muette ?
J’imagine qu’il n’est pas question, dans mon exemple de la conférence, de s’aventurer à prononcer la suite de syllabes telle qu’elle apparait :
[lale programmeurze]
On m’a expliqué que la profession, dont les genres se trouvent ainsi factorisés, «la·le programmeu·r·se », se doit, à l’oral, d’être distribuée via la double flexion : «Dans ce cas, on dit les programmeurs et les programmeuses, tout simplement !»
Le problème, avec ce procédé—outre la lourdeur et les redondances déjà largement évoquées—c’est qu’on s’éloigne du texte. On rallonge un sujet, on y annexe des mots, on modifie ce qui a été écrit à la volée au seul prétexte de l’«inclusivité».
Par ailleurs, le temps de parole alloué pendant une conférence est limité.
Un projet trop ambitieux
C’est une chose qu’on s’évertue encore à ignorer dans le camp du «pour», mais que je vais exposer ici, au risque qu’on m’accuse de «mépris de classe» (décidément, je me tape tout le sale boulot.)
Il suffit de sortir de sa bulle filtrante pour se rendre compte qu’une bonne partie des français souffrent de problèmes d’orthographe.
Lorsque la non-maîtrise de l’orthographe est patente, quel est l’intérêt d’ajouter un vernis syntaxique ? C’est comme de peindre sans passer un coup de ponceuse : c’est dégueulasse.
Ainsi, combinée à un mauvais français, l’écriture inclusive est assassinée avant même d’avoir pu prendre sa place. Naturellement, ça ne me dérange pas, bien au contraire. J’avais seulement envie de faire remarquer que c’était une mauvaise stratégie.
Personnellement, je ne songerais pas à me lancer dans un calcul intégral sans connaître les identités remarquables pour la bonne raison qu’avant de faire usage d’accessoires, il est essentiel de maîtriser certaines bases. L’écriture inclusive, puisqu’elle est mal conçue, et que ses règles manquent de rigueur, ne peut se contenter d’une bête application. Elle exigera de ceux qui souhaitent en faire usage non seulement une pleine maîtrise de la langue, mais aussi un supplément de dextérité.
En résumé, l’écriture inclusive se présente comme une complication non nécessaire des règles d’un français que beaucoup peinent déjà à maîtriser.
Un phénomène d’«invisibilisation» tout à fait subjectif
L’argument principal des défenseurs de l’écriture inclusive est le suivant :
Le français est une langue profondément sexiste, qui invisibilise les femmes !!!
Comment expliquer alors, que dans mon esprit, cette invisibilisation n’ai jamais lieu ? Quand je lis le masculin neutre, les femmes et les hommes sont pensés et groupés sous forme d’individus non genrés. Quand je lis ou entends «les programmeurs» je ne me sens ni invisible, ni exclue. Je suis un programmeur, et avec l’emploi de ce terme, je suis complètement appelée : mon genre n’a pas besoin d’être inscrit au sein de mon activité pour que j’y sois associée.
D’ailleurs, si l’on revient à la définition même : «les programmeurs sont des informaticiens qui réalisent des logiciels », le genre n’est pas une donnée pertinente. Un programmeur se présente comme un individu occupé à réfléchir devant un écran et utiliser son clavier. C’est une persona générique, sans visage, tout au plus avec une allure, et que l’on pourra instancier en programmeur femme, ou programmeur homme, dès lors que sa caractérisation sera nécessaire — ce qui n’est pas tenu d’arriver.
Le masculin neutre est plus inclusif que la forme «inclusive» à point médian
L’écriture inclusive à point médian est en réalité porteuse d’une exclusion, qui se matérialise dans sa forme. Si on observe le terme suivant, au masculin neutre :
racisé
Puis à l’inclusif :
racisé·e
La forme au masculin neutre est plus inclusive que son alternative booléenne qui désigne soit l’un, soit l’autre, puisqu’elle fonctionne comme une ombrelle incluant tous les genres (hommes, femmes, et personnes non binaires), quand son alternative «inclusive» déploie une dualité de part et d’autre du point médian, opérateur typographique dont chacune des opérandes (ici les caractères ‘é’ et ‘e’) appelle respectivement les hommes, puis les femmes, puis plus personne.
Ainsi la forme à l’inclusif, «racisé·e», pourrait désigner la partie en rose foncé sur le diagramme ci-après, notée A ∪ B − A ∩ B (A ∩ B représentant l’intersection des ensemble A et B), et qui inclut moins d’éléments que la partie désignée par le masculin neutre (A ∪ B) :
Oh, vous pouvez trouver cette thèse farfelue. C’est fait exprès. C’est une démonstration, en réalité. Ma thèse se base sur un ressenti subjectif face à une forme «inclusive» que je décide de trouver excluante, de la même manière que d’autres décident de la trouver «inclusive».
Elle emporte autant de crédit que la théorie adverse qui se base elle aussi sur un ressenti subjectif face à la forme au masculin neutre, dont on a décidé qu’elle n’incluait que les hommes, tandis qu‘une forme pointée, distributrice de genres qui sont au nombre de deux, serait censée inclure tout le monde.
Aucun effet sur l’égalité entre les femmes et les hommes
«Rendre visible le genre «féminin», sexué autant que grammatical, est-ce vraiment s’émanciper ?»
[4]«Le langage n’est pas une baguette magique qui façonne le monde à sa guise –et à celle de provisoires «dominants»–, mais un outil d’encodage, de description et de retranscription d’un réel qui lui préexiste.»
[5]
Des langages pourvus de dizaines de «genres» (ou «classes nominales») sont employés dans des pays où les femmes n’ont pas accès à l’espace public, excisées, chassées, empêchées d’avorter, de travailler, et où elles n’accouchent pas en sécurité.
De la même manière que la position des étoiles dans l’espace à l’heure de la naissance d’un être humain n’entre pas dans le champ des déterminismes, le langage, en tant qu’outil, n’exerce aucune influence sur les droits des femmes dans une société.
Il n’est que des lois liberticides et des revendications terroristes pour faire pression sur l’expression, et non sur le langage. C’est l’expression—ou l’inexpression—qui oriente les choix politiques. Ces derniers sont complètement décorrélés de la cardinalité des genres représentés dans le langage auquel ils sont associés. Ce qui compte, c’est la capacité du langage à décrire, interpréter, transmettre et expliquer, et le degré de liberté que l’on attache à l’expression ; soit l’usage que l’on peut faire du langage.
Le Deuxième Sexe, texte puissant et fondateur du féminisme moderne, ne contient pas une once d’écriture inclusive. D’ailleurs la vocation cet essai, toujours classé parmi les meilleures ventes de livres en France plus de soixante-dix ans après sa parution, n’était pas d’«inclure», mais de faire évoluer les mentalités et la société. La déflagration dont il est à l’origine a soufflé sur toute la seconde moitié du vingtième siècle et au-delà. Ce texte a permis de donner de l’espoir, de refondre des lois, de créer des droits. Il a sauvé et de transformé la vie de millions de femmes, libérées d’une infinité de façons grâce à un millier de pages écrites en français.
Et il y aurait bien des livres à écrire dans la même veine avec le seul objectif, hors d’atteinte, qu’ils soient aussi bons, avant de s’attaquer à un langage qui pourrait les rendre compréhensibles.
Références
[1] «Les Français et la décision d’Edouard Philippe vis-à-vis de l’écriture inclusive»—Sondage Ifop pour Atlantico.fr
[2] «L’écriture inclusive touche l’accord sensible»—Catherine Mallaval et Virginie Ballet, le 5 novembre 2017 dans Libération
[3] «Manuel d’écriture inclusive»—Dirigé par Raphaël Haddad, Fondateur et Directeur associé de l’agence «Mots-Clés»
[4] «Le trompe-l’œil de l’écriture inclusive» — Sabine Prokhoris, le 14 décembre 2017 dans Libération
[5] «L’écriture inclusive, ça marchera jamais (et tant mieux)» — Peggy Sastre, le 4 octobre 2017 dans Slate